Les Évangiles sont des documents historiques, presque des chroniques, de toute première main
Jean Carmignac - Bulletin n° 4
Nous avons obtenu simultanément, grâce à Mademoiselle Ducatillon, le texte d’une conférence inédite de l’abbé Carmignac tapé par les soins de son frère aujourd’hui disparu et annoté par elle-même, et grâce à Monsieur et Madame de Quillacq, la cassette enregistrée de cette même conférence. Madame de Raymond a immédiatement mis par écrit son contenu avec une diligence extrême. Si bien que par l’obligeance conjuguée de plusieurs de nos adhérents nous avons obtenu deux versions de cette causerie. Mademoiselle Demanche a pris soin de la rédaction finale. Elle a voulu garder le ton familier du langage parlé de l’abbé Carmignac que vous retrouverez ci-dessous. Hélas le texte est trop long pour être publié en une seule fois. Vous trouverez ci-après le début de la conférence qui nous a paru essentiel puisqu’il démontre l’attachement qu’avait celui de qui notre association tient son nom pour ce qui est capital pour celle-ci : l’historicité absolue des Evangiles.
Les Évangiles sont-ils des ouvrages historiques auxquels nous puissions faire confiance, pleinement confiance, et donc qui nous permettent d’avoir un témoignage direct sur Jésus ? Voilà le problème tel qu’il se pose.
Je n’ai pas besoin de vous dire la façon dont on le résout trop souvent, à la suite surtout de l’exégète allemand Bultmann. J’aurais beaucoup de choses à vous dire sur ce sujet-là, mais cela n’entre pas dans la causerie, ne nous orientons pas dans ce sens-là. Simplement ça vous explique que beaucoup de gens ont actuellement sur les Evangiles une vue qui les dévalue considérablement, pour lesquels les Evangiles ne sont que peut-être un peu historiques, pas plus que cela, alors que pour moi je considère qu’ils sont au contraire extrêmement historiques.
Ce qui a changé mes pensées là-dessus c’est mon travail sur les manuscrits de la mer Morte depuis 25 ans. Il n’y a rien dans le Nouveau Testament que je voie maintenant comme je le voyais il y a 25 ans et cela à cause de l’étude des manuscrits de la Mer Morte.
Ces manuscrits-là, je peux vous dire longuement en quoi ils consistent. Il y avait une communauté de gens qui essayaient d’appliquer au sens strict la Loi de Moise, appelons-les Esséniens ou les gens de Qumrân, peu importe. Ils habitaient près de la Mer Morte et ils avaient une bibliothèque [1] considérable. A l’arrivée des Romains, le 21 juin 68 après Jésus-Christ, ils ont caché leur bibliothèque et nous la retrouvons maintenant, et nous avons actuellement entre les mains 500 manuscrits [2] qui datent de cette époque-là et qui sont contemporains du Christ et même un peu antérieurs au Christ. Certains sont des copies de l’Ancien Testament, mais alors cela nous permet d’améliorer d’une façon considérable le texte de l’Ancien Testament. Il y aurait-là tout un exposé à faire. Je n’ai pas le temps de m’engager dans cette direction-là. Mais il y a aussi à peu près les deux tiers de ces manuscrits-là qui sont des manuscrits disons non bibliques, qui sont des manuscrits tous religieux, composés par des gens de cette communauté-là, ou bien utilisés ou lus dans la communauté et qui nous renseignent d’une façon extrêmement précise sur la mentalité de la Palestine au temps de Jésus.
Il se trouve que, grâce à ces manuscrits-là, maintenant, de toute l’Antiquité, la région que nous connaissons le mieux, c’est la Palestine au temps de Jésus. Car nous avons 500 manuscrits qui n’ont été touchés par personne entre 68 et maintenant et qui ont été conservés. Évidemment ils sont souvent dans un état lamentable, il faut raccommoder des petits bouts, ce n’est pas toujours facile à interpréter. Mais en fait, il y a quand même certains textes importants qui nous permettent de progresser considérablement dans la connaissance du milieu où a vécu Jésus.
On trouve un tas de détails concrets qui vérifient les moindres détails des Evangiles, et, alors, plus une chose est en apparence sans importance, plus il est important pour nous que nous en trouvions la vérification : un faussaire n’aurait pas pensé à insérer ça dans son texte : des choses sans importance.
Je ne peux pas vous décrire davantage les manuscrits de la Mer Morte, mais j’en arrive aux conclusions qu’ils ont eues pour moi sur l’étude de la valeur historique et du substrat hébreu des Évangiles. J’ai commencé à travailler les manuscrits de la Mer Morte il y a 25 ans, mais depuis 15 ans je travaille à l’étude du substrat hébreu des Evangiles, c’est-à-dire le texte primitif hébreu qui a existé par derrière nos Evangiles actuels - soit le texte primitif de l’Evangile qui par la suite a été traduit en grec, soit un ensemble de documents qui ont été utilisés par le rédacteur des Evangiles - et je prévois pour cela un travail en huit volumes : voyez donc que ce sera considérable. Il faudrait encore trente ans de jeunesse pour pouvoir écrire les huit volumes ; je ne sais pas si j’aurai les trente ans de jeunesse, mais ce que je voudrais au moins c’est avoir un successeur. Or depuis quinze ans je cherche en vain un successeur, quelqu’un auquel je puisse léguer tous mes documents, tout mon travail et qui puisse continuer après moi. Si vous voulez prier le Seigneur pour que je puisse un jour ou l’autre trouver un successeur avant de disparaître, pour que mon travail ne soit pas inutile…
Et alors la première conséquence de l’étude de ces manuscrits de la Mer Morte a été de nous faire connaître la langue hébraïque telle qu’elle était utilisée au temps de Jésus et d’abord de nous faire connaître qu’on l’utilisait, car jusqu’à présent, et moi aussi quand j’étais jeune, j’avais cru qu’au temps de Jésus on ne parlait qu’araméen, et donc que les documents primitifs derrière les Evangiles devaient nécessairement être en araméen. A Qumrân les manuscrits sont presque tous en hébreu et nous avons même des lettres, de la correspondance, que les gens s’écrivaient entre eux. Les lettres sont toutes en hébreu. Cela nous montre donc que l’hébreu était une langue très connue dans ce temps-là, c’était la langue sacrée, donc que les gens employaient pour toutes les choses sérieuses. Si vous voulez la situation de l’hébreu et de l’araméen était un petit peu la même que dans le midi de la France entre le provençal ou le catalan et le français. Les gens de ces pays parlaient toujours entre eux le provençal ou le catalan, mais tous savaient le français, et dès qu’il s’agit d’un acte officiel ils emploient le français. Et au temps de Jésus l’hébreu était évidemment considéré comme la langue sacrée, la langue de la Bible, la langue des prophètes, et comme Jésus se présentait comme le prophète de Nazareth (il était plus que prophète, mais aussi prophète), il était normal que pour écrire les témoignages que l’on avait sur lui on emploie la langue des prophètes, donc il est tout naturel que pour les Évangiles on ait utilisé l’hébreu.
Et alors la première partie de mon travail est surtout sur le plan philologique : c’est essayer d’étudier les mots mêmes des Evangiles et de voir ce qu’il y a derrière le texte grec que nous avons maintenant des Evangiles, et pour cela j’ai retraduit en hébreu de Qumrân tout l’Evangile de Saint Marc. Il a déjà été traduit plusieurs fois en hébreu, mais jamais en hébreu de Qumrân puisque nous ne le connaissions pas. J’ai retraduit également des passages parallèles de Matthieu et Luc de façon à en faire la comparaison. Et c’est ce travail-là que je voudrais perfectionner avant de pouvoir le publier. Il me donne à peu près deux cents arguments ; évidemment chacun n’est pas décisif.
Mais deux cents arguments qui se renforcent, ça fait un argument de convergence qu’il est difficile d’éliminer. A peu près deux cents arguments pour montrer que Saint Marc a été écrit primitivement en hébreu. Et alors je vais vous donner quelques-uns uns de ces arguments-là pour montrer que Saint Marc a été écrit primitivement en hébreu.
…A peu près deux cents arguments pour montrer que Saint Marc a été écrit primitivement en hébreu.
Je vais vous donner quelques-uns de ces arguments-là pour montrer que Saint Marc a été écrit primitivement en hébreu. Je ne peux vous demander que de me faire confiance et je vous indiquerai uniquement les grandes lignes de l’argumentation si vous voulez.
Vous savez qu’en hébreu, comme en arab, on n’écrit que les consonnes, on n’écrit pas les voyelles et donc quand vous lisez un mot, c’est au lecteur de deviner les voyelles : si vous voulez en français, si vous écrivez M S N, vous pourrez dire : maison, moisson, mission, et encore bien d’autres mots. Il faut tout deviner comme cela. Evidemment la langue s’y prête mieux que le français bien sûr, mais enfin ! Or il se trouve qu’il y a dans le texte des Evangiles en grec un certain nombre de passages qui s’éclairent si on suppose dans le substrat hébreu une autre vocalisation. Cela suppose donc que l’auteur en écrivant son texte supposait qu’on vocaliserait de telle façon. Mais le lecteur s’est trompé, il a vocalisé autrement et, vocalisant autrement, comprenant autrement, il a traduit d’une façon différente. Evidemment cela ne peut se savoir que si on retraduit en hébreu. Je vais vous en donner quelques exemples.
Il y a d’abord dans St Marc, chapitre IV verset 19 : c’est la parabole de la semence. Jésus dit : « une partie de la semence tombe dans les épines, et les épines ce sont ceux pour qui l’attrait de la richesse, les soucis du siècle, et puis les désirs au sujet du reste… » Evidemment dans la traduction vous ne voyez pas ça, tout cela parce que les traducteurs édulcorent un petit peu pour donner un semblant de sens – mais qui étouffe – mais qu’est-ce que cela peut être : « les désirs au sujet du reste » ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Que ce soit l’orgueil, que ce soit l’amour de l’argent qui étouffe la parole de Dieu d’accord, mais les désirs au sujet du reste … ? Or si vous reprenez le substrat hébreu, « le reste » en hébreu se dit : shear. Mais il suffirait que vous vocalisiez autrement, que vous vocalisiez sheer, cela veut dire « la chair ». Ce sont les désirs de la chair : ce sont les trois concupiscences : l’orgueil, l’argent et les désirs de la chair. C’est cela qui étouffe la parole de Dieu dans les âmes.
Donc on acquiert un sens limpide et clair - au lieu d’un sens qui n’est pas faux bien sûr, mais qui est un peu bizarre - si on suppose que le texte sous-jacent était un texte en hébreu.
Autre passage dans Saint Marc, chapitre V verset 13, dans l’épisode assez curieux où Jésus guérit un possédé habité par une légion de démons ; et les démons demandent à aller dans les porcs, dans un troupeau de porcs qui étaient là, et les porcs vont se jeter à l’eau, et le texte nous dit qu’il y avait environ deux mille porcs. Alors avez-vous vu déjà un troupeau de deux mille cochons ?… Moi pas. Dans les troupeaux que j’ai vus, il y en avait vingt ou trente, pas plus, et c’est difficile de faire la paix entre les cochons. Vous savez ceux-là se battent toujours. Et ensuite pour nourrir deux mille cochons, vous vous rendez compte de ce que cela suppose… et là, on est dans une région sub-désertique, dans le Golan actuel. Cela paraît invraisemblable. Or si vous retraduisez en hébreu, « environ 2000 » se dit kealpaim, mais si vous vocalisez autrement kealapim (ça fait les mêmes consonnes), cela veut dire simplement « par bandes ». Alors au lieu de dire : « il y a eu deux mille cochons qui sont allés se jeter dans le lac », ce qui est tout de même très difficile à admettre, il faut simplement dire : « les cochons sont allés dans le lac par bandes ». Il n’y avait donc pas un troupeau important mais ce qu’il faut pour faire deux ou trois bandes et c’est tout.
Un autre passage, dans Saint Marc, chapitre IX verset 49, il y a le texte suivant : « Tout sera salé par le feu. » C’est tout de même une chose assez curieuse : tout sera salé par le feu. Or on a trouvé à Qumrân une chose que l’on n’avait pas remarquée auparavant, c’est que le même verbe qui veut dire « saler », malakh, peut aussi signifier « volatiliser » en vocalisant d’une façon différente. Si bien que le sens est : « Tout sera volatilisé par le feu ». On obtient, vous le voyez, un sens beaucoup plus simple et plus courant.
De même dans Saint Luc, chapitre I versets 70-71, c’est le Benedictus. Je le lis en latin comme je le sais et vous verrez bien tout de suite le sens du français. « Sicut locutus est per os sanctorum, qui a saeculo sunt prophetarum ejus : salutem ex inimicis nostris. » « Comme Dieu l’a dit par la bouche des saints, qui sont depuis toujours les prophètes, le salut depuis nos ennemis … » - et encore cela c’est l’accusatif, on suppose qu’il est complément d’objet direct du verbe. C’est assez bizarre, parce que est-ce que ce sont des saints qui sont depuis toujours, est-ce que ce sont des prophètes qui sont depuis toujours… ? Et puis alors on a un vers qui est beaucoup trop long et puis le suivant qui est beaucoup trop court et qui ne se rapporte à rien. Si on traduit en hébreu, ça vous donne nécessairement “lephiqodshe meolam” mais si vous mettez un point entre laphi et qodshe, vous obtenez la chose suivante : « Comme Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes. Depuis toujours est le salut de Dieu pour etc.… on obtient un sens normal, alors qu’autrement les saints prophètes depuis toujours et le salut… (1)
Donc voyez ces détails-là n’ont pas pour but de vous faire suspecter la valeur des Evangiles. Vous pouvez remarquer dans ce que j’ai dit, cela n’a aucune conséquence théologique, bien sûr ; mais pour vous montrer qu’il y a de petites améliorations de détail qui sont obtenues si l’on suppose un substrat hébreu. Et si le substrat n’était pas hébreu on n’aurait pas ces petites améliorations-là. Tout le sens de mon argumentation n’est pas de diminuer la valeur historique des Evangiles, mais de montrer qu’au contraire elle est beaucoup plus grande qu’on ne le pense, mais en remontant à son substrat hébreu.
Le substrat hébraïque des Évangiles
Je vais vous citer, en plus de cela, une chose que nous avons découverte par les manuscrits de la Mer Morte : c’est que nous connaissons maintenant la graphie de ce temps-là, nous savons la forme qu’avaient les lettres car l’alphabet hébreu, l’écriture de l’hébreu, a évolué pas mal. Si vous trouvez un parchemin, ou enfin un acte de vente écrit en France il y a trois cents ans, vous savez ce n’est pas toujours si facile de le lire. De même l’écriture de l’hébreu a évolué comme l’écriture du français, bien sûr, et nous ne savions pas jusqu’à présent comment on écrivait l’hébreu au temps de Jésus. Maintenant, avec cinq cents manuscrits, nous sommes très bien renseignés. Et alors nous pouvons voir que de temps en temps il y a un mot qui a pu être mal lu, ou lu d’une autre façon. Et ça, on ne peut pas s’en étonner : les savants modernes qui ont des lunettes, qui ont de l’électricité pour s’éclairer, souvent ne lisent pas de la même façon un même texte… Il y a des quantités de textes de Qumrân, pour lesquels il y a des discussions : l’un lit de cette façon-là, et l’autre lit d’une autre façon. Et on peut employer tous les moyens scientifiques qu’on voudra, il y a des passages pour lesquels il y a eu six ou sept études différentes. Alors je vais vous citer un certain nombre de ces passages-là, à nouveau non pas pour critiquer le texte des Evangiles, mais pour vous montrer qu’il y a un substrat hébreu, et c’est l’existence de ce substrat hébreu qui nous montrera sa valeur historique.
Dans la parabole de la semence (1), dont nous avons parlé tout à l’heure, Saint Marc et Saint Matthieu disent que la bonne semence produit du fruit, à trente pour un, à soixante pour un, et à cent pour un. Bon. Tandis que Saint Luc a exposé que, dans le récit de la parabole, la bonne semence porte à cent pour un dans l’explication que Jésus en donne, et après ça donne « et la bonne parole porte du fruit dans la patience ». La patience est une vertu et on ne peut encourager les gens qu’à être patients le plus possible, ça il n’y a pas de doute. Seulement c’est un peu curieux. Or il se trouve, si j’avais un tableau je vous montrerais ça, que pour passer de « la patience » à « au centuple », il n’y a que deux lettres qui se touchent, deux lettres qui, si elles ne se touchent pas tout à fait, ça veut dire « au centuple ». Bon, il se trouvait qu’un trait de plume est allé trop loin, ou on a cru qu’il y allait, alors on a lu un mot au lieu d’un autre.
De même dans la parabole du sénevé (2), Jésus vous dit que la plus petite des graines produit une plante, et on vous dit : qui devient un arbre avec des branches. Or cette plante-là le Père Lagrange dit que dans les meilleures conditions elle peut atteindre un mètre cinquante. Un mètre cinquante n’est tout de même pas à la hauteur d’un arbre avec des branches. Seulement ici il n’y a pas de problème pour retraduire. C’est une citation d’Ezéchiel : par conséquent on peut traduire à coup sûr. Or, produire des branches, ça veut dire une plante qui a des rameaux, disons un petit peu comme un plan de tomates, si vous voulez, qui a des rameaux où les oiseaux peuvent venir se poser. Avoir des branches, en hébreu c’est anaph, tandis que devenir un arbre c’est etz. Mais si dans anaph le « nun » et le « pé » se touchent ça fait un « tsadé » (lettre finale de etz), si bien que si les deux lettres se touchent ça fait « devient un arbre », si les deux lettres ne se touchent pas, ça veut dire « produit des branches ». Puis encore d’autres textes comme cela, je n’insiste pas, c’est des choses un peu trop techniques.
Mathieu, Marc et les documents utilisés par Luc, à l’origine en hébreux
Un autre passage également à propos de la multiplication des pains : après le miracle d’après Marc et Matthieu, les apôtres disent à Jésus : « Congédie-les pour qu’ils achètent de la nourriture. » Mais d’après Luc, on dit à Jésus : « Congédie-les pour qu’ils se dispersent. » Remarquez les deux choses sont possibles : il n’y a pas d’erreurs théologiques entre l’une et l’autre, bien sûr. Seulement le verbe Shabar en hébreu veut dire « se disperser » et le même verbe veut dire « acheter de la nourriture ». C’est donc le même verbe. L’un a lu shabar dans le sens « acheter » puis l’autre a lu shabar au sens de « disperser ».
Ça vous étonne peut-être, mais en français aussi il y a des choses comme ça, pour lesquelles on peut parfaitement se tromper. Si je dis « il a plu », est-ce que cela vient du verbe plaire ou du verbe pleuvoir ? Il a plu… Et si je vous dis « son », est-ce que c’est un bruit ou est-ce que c’est l’opposé de la farine ? Son, du son, et du son, c’est un bruit, n’est-ce pas ? Vous avez donc le même mot dans des sens différents… Prenez le mot bière, mais alors là qui lui aussi a deux sens différents dans toutes les langues. Il y a un certain nombre de mots comme cela, et donc un traducteur peut se tromper, prendre un sens au lieu de l’autre. Donc je n’insiste pas non plus sur ce point là, sauf pour un autre détail.
L’Evangile de Saint Marc commence de la façon suivante… « Evangile de Jésus-Christ, fils de Dieu. » Bon, ça c’est le titre. « Comme il est dit dans le Prophète Isaïe, préparez les voies du Seigneur » … Non… « La voix de celui qui crie dans le désert, préparez les voies du Seigneur » etc…. et ensuite « Jean Baptiste parut dans le désert prêchant l’Evangile » etc…. Les deux choses sont parfaitement compatibles bien sûr. Bien des exégètes se demandaient : mais enfin QU’EST-CE QUE VIENT FAIRE cette citation, là, d’Isaïe ? Evidemment un certain nombre proposaient de la supprimer du texte. Or on se rend compte au contraire qu’il y a là un procédé d’explication qui est celui qu’on emploie souvent à Qumrân. On cite un texte biblique et puis on l’applique aux circonstances présentes en reprenant les mêmes mots. On prend un texte d’Isaïe, peu importe, ou des psaumes, et on vous dit : « et c’est ce qui se réalise maintenant », on vous décrit la situation présente en employant les mêmes mots qu’il y avait dans le texte. Et, pour ce passage-là de Saint Marc, personne n’a vu qu’il y avait ce système-là, car en grec ça ne se voit pas, mais c’est évident si on prend le texte hébreu. Par exemple : « Une voix qui crie dans le désert », on cite le texte sans difficulté, c’est une citation d’Isaïe qol qoré be midbar, une voix qol, criant qoré dans le désert. Ensuite, « Jean parut dans le désert proclamant l’Evangile, mais « proclamant » en hébreu ça se dit qoré également. Donc vous aviez be midbar qoré. On reprend le texte. Et voilà pourquoi le texte d’Isaïe a été amené pour fournir l’occasion d’expliquer la situation de Jean Baptiste par le texte en employant les mêmes mots.
Donc, voyez, je n’insiste pas sur tout cela mais ce que je voudrais pouvoir vous montrer à travers tout cela c’est que l’Evangile de Saint Marc clairement a été écrit en hébreu, que l’Evangile de Saint Matthieu lui aussi a été écrit en hébreu, que l’Evangile de Saint Luc, lui, n’a pas été écrit directement en hébreu, nous le voyons parce que le prologue est en bon grec, mais que cet Evangile de Luc a été écrit en grec, à partir de documents hébreux. Luc avait des documents hébreux sur sa table et, soit qu’il les traduise lui-même s’il savait l’hébreu, soit qu’il les fasse traduire par quelqu’un autour de lui, peu importe : c’est à partir de ces documents traduits en grec qu’il a composé son Evangile.
Si bien, vous le voyez, pour l’Evangile, nous aboutissons à un résultat complètement différent, par le seul fait que nous supposons une origine hébraïque. Voilà pourquoi : actuellement à peu près tout le monde vous dit : « Oh ! L’Evangile de Marc a dû être écrit vers 70, puis l’Evangile de Matthieu et de Luc ont dû être écrits entre 80 et 85 par-là, tant pis, Jean encore après. » Evidemment si on prend cette théorie-là, Jésus étant mort en 30, l’Evangile de Marc est de 40 ans après, Matthieu et Luc sont de 50 ans après. Les souvenirs ont eu le temps évidemment d’évoluer, de fermenter un petit peu. On aboutit évidemment à des choses qui ne sont peut-être pas nécessairement la reproduction exacte des faits. Seulement tout cela tombe à l’eau, tout cela qui d’ailleurs ne repose sur aucun argument, ça j’insiste beaucoup sur le fait : ceux qui datent Marc de 70 n’ont aucun argument pour le faire, ceux qui datent Matthieu et Luc de 80 et 90 n’ont aucun argument pour le faire. Le seul argument qu’ils ont c’est qu’il leur semble nécessaire que cela soit comme cela pour justifier leur théorie. Mais ils n’ont qu’un argument subjectif. Cela leur plaît que ce soit comme cela. Ils n’ont aucun argument scientifique, aucun. Si au contraire ces Evangiles-là ont été écrits, pour Marc et pour Matthieu en hébreu et pour Luc à partir de documents hébreux, cela remonte donc à une période où la communauté hébraïque existait encore. Or si la communauté hébraïque a été détruite en 70, par conséquent cela suppose, si c’est écrit en hébreu, que nécessairement les trois Evangiles synoptiques sont antérieurs à 70 et comme ils ont été écrits l’un après l’autre, cela suppose donc que le plus ancien des trois soit assez notablement avant 70. Autre conséquence, on vous dit souvent - et cela ce sont toutes les théories de Bultmann qui empoisonnent l’atmosphère actuellement - que les Evangiles ne représentent pas exactement des faits, mais qu’ils représentent la foi des communautés primitives : Les communautés hellénistiques avaient la foi – on se demande pourquoi mais enfin « elles avaient la foi » - et cette foi pour la justifier elles avaient tendance à inventer des récits, à les attribuer à Jésus, pour montrer que leur foi, à elles, était une foi qui reposait sur quelque chose, sur une chose fictive d’ailleurs, mais pour supposer cela. Or cette influence des communautés grecques, elle disparaît complètement si l’Evangile est en hébreu. Si les Evangiles sont en hébreu, il est bien clair qu’il n’y a aucune influence des communautés grecques. Donc tout le système de Bultmann, dont nous sommes envahis actuellement et qui est enseigné par tout le monde en Allemagne, et par les trois quarts déjà en France, ce système-là est purement et simplement faux. Il est absolument impossible : des communautés palestiniennes, des communautés parlant grec n’ont pas composé les Evangiles écrits en hébreu. Le fait que les Evangiles de Marc et de Matthieu soient en hébreu est une chose, je vous l’ai dit, établie par des arguments philologiques et j’ai à peu près deux cents arguments pour l’indiquer. Alors il faudrait réfuter ces deux cents arguments-là avant de pouvoir supposer qu’ils aient été écrits en grec et donc qu’il y ait une possible influence des communautés grecques. En réalité il n’y en a aucune et j’affirme cela en sachant que je vais à peu près contre tout le monde.
Les Evangiles sont essentiellement des témoignages
On discute beaucoup maintenant, enfin on discutait, pour savoir quel est le genre littéraire des Evangiles ou si vous voulez, qu’est-ce que c’est « un Evangile » ? Si vous posez cette question-là scientifiquement : « Qu’est-ce que c’est qu’un Evangile ? », eh bien, beaucoup de savants disent maintenant, à la suite de Bultmann évidemment, tout ça ce sont des présentations de la foi des communautés primitives qui attribuent à Jésus un certain nombre de faits… bon ! Or, cette définition des Evangiles est manifestement fausse. La vraie définition est tout à fait autre chose : les Evangiles sont essentiellement des témoignages, et pour cela, il y a comme preuve d’abord le prologue de l’Evangile de Saint Luc, en insistant sur les quatre premiers versets. Ils sont très importants car ils nous donnent un renseignement sur ce qui existait avant l’Evangile de Saint Luc. Ils s’adressent à quelqu’un qui s’appelait Théophile et ils lui disent que, pour que Théophile puisse vérifier la valeur des choses qu’il a entendu rapporter sur Jésus, Luc a recueilli le témoignage des gens qui ont vu Jésus et qui l’ont entendu, et que ce témoignage, il l’a mis en ordre pour lui fournir justement une vérification de ce qu’il a enseigné. Donc Saint Luc dans son prologue dit clairement qu’il veut fournir un témoignage sur ce que Jésus a dit et a fait, pour montrer la solidité de l’enseignement qui se transmettait à ce moment-là.
Dans l’Evangile de Saint Jean – jusqu’à présent je vous ai parlé surtout des Synoptiques – mais dans l’Evangile de Saint Jean, Saint Jean à chaque instant emploie le mot « témoignage » : « Ceci a été raconté et celui qui l’a vu en rend témoignage afin que vous ayez la foi et que vous croyiez que Jésus est fils de Dieu », etc. … C’est répété plusieurs fois dans l’Evangile de Saint Jean. L’Evangile de Saint Jean se donne manifestement comme un témoignage. Donc celui de Luc aussi.
Qu’est-ce qu’il en est de Matthieu et de Marc ?
L’évangile de Marc (mis à part ses quinze premiers versets), raconte les souvenirs très concrets de témoins.
Voici, comme promis, le passage suivant celui du dernier numéro. Il s’agit, nous le rappelons, d’une conférence prononcée par l’abbé Carmignac quelques mois avant sa disparition. Enregistrée, nous avons préféré garder ses mots authentiques c’est-à-dire un style oral.
Qu’est-ce qu’il en est de Matthieu et de Marc ? Premièrement, donc, le titre de Marc, ensuite citation d’Isaïe qui s’applique à Jean-Baptiste, et puis après Marc dit : Jésus a été baptisé par Jean dans le Jourdain, mais on ne vous dit à peu près rien sur ce baptême de Jean. Ce que nous savons, nous le savons par Matthieu et par Luc qui ont puisé à une autre source. Après ça on vous dit : Jésus a été au désert, il a été tenté et il a été avec les bêtes ... mais une formule qui, elle, est un jeu de mots parce qu’il était avec les bêtes et c’est tout. Ce que nous savons sur la tentation de Jésus, nous le savons par Matthieu et par Luc qui, eux aussi, ont puisé à nouveau dans une autre
source. Et puis en une ligne ou deux on vous dit : Jésus parcourait la Galilée en prêchant le royaume de Dieu. Bon, des choses aussi banales que possible, écrites d’une façon très schématique en quelques lignes. Et puis au verset 16, Marc chapitre I verset 16, alors, là, tout change complètement : Jésus se promenait sur les bords du lac de Génésareth, il a vu deux frères, Pierre et André, qui jetaient les filets dans la mer, il les appelle. Il leur dit : « Venez près de moi, vous serez pêcheurs d’hommes. » Et puis ceux-là ont vu deux autres frères, Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui étaient dans la barque avec leur père. Jésus les appelle, ils laissent le père et ils viennent. Voyez-vous, un récit très concret qui est rempli de détails vivants à partir du verset 16, et tout le reste de Saint Marc est comme cela. Tout le reste de Saint Marc est rempli de détails vivants, sauf pour les quinze premiers versets. Dans les quinze premiers versets, il indique les choses comme cela, mais sans aucun détail. Et à partir du verset 16 les détails abondent et pendant tout le reste de l’évangile. Je crois qu’il y a une solution bien simple : avant l’appel des disciples, ce que Jésus a fait, les évangélistes n’étaient pas là pour le voir. Tandis qu’à partir de
l’appel des disciples, André, Pierre, Jacques et Jean, eh bien ils racontent ce qu’ils ont vu. Et je suis persuadé, là je ne pourrai pas le prouver strictement, mais c’est ma conviction profonde, que l’évangile de Marc, que nous appelons « de Marc », a été traduit par Marc en grec, mais que le texte hébreu n’a pas été composé par lui. Et le texte hébreu a été composé par Pierre ou André, ou Jacques ou Jean. A partir du moment où ils sont témoins, ils racontent en détail, leurs souvenirs d’une façon très vivante, d’une façon très concrète, tandis que ce qui s’est passé avant ce
moment-là, ils l’ont bien entendu dire, mais ils ne l’ont pas vu... alors ils le racontent comme ça. Si bien que l’évangile de l’enfance, Marc évidemment en a peut-être entendu parler, mais il n’insiste pas. On n’en parle pas. Le Baptême de Jésus, la tentation dans le désert, la première prédication en Galilée, on sait bien que cela a eu lieu, on le dit mais sans insister, sans rien décrire. Mais à partir du moment où Jésus est sur le bord de la mer, où il appelle les gens qui sont en train de refaire les filets ou qui sont dans leur barque et tout ça : à ce moment-là on a été témoin, on a vu
et on raconte ses souvenirs. Si bien que cette différence du style dans saint Marc entre les quinze premiers versets, où il n’y avait pas de témoins connus, et à partir du verset seize, où nous avons déjà quatre témoins, ça nous montre que ceux qui ont écrit l’évangile de Marc n’ont pas pris des idées, des théories qu’ils ont essayé, comme ça, de rendre vivantes, ils ont simplement exposé leurs souvenirs. Alors pour ce qui précède leur entrée en scène, ils l’indiquent, mais comme ils ne l’ont pas vu, ils ne donnent pas de détails.
Une chose qui peut avoir son importance aussi, c’est que je pense que de ces quatre auteurs-là, eh bien, nous pouvons savoir quel est celui qui a écrit l’Evangile de Saint Marc. Jean, non : il a écrit un autre Evangile d’un tout autre style. Jacques la tradition ne lui attribue rien, André non plus. Il ne reste que Pierre. Et nous avons un témoignage du début du deuxième siècle qui nous dit que Marc était le traducteur – hérmêneutês – de Pierre. Et par conséquent je pense - alors là ce n’est plus sur le plan directement scientifique, c’est mon impression personnelle - je pense qu’en réalité le deuxième des Evangiles, est, en réalité, l’Evangile de Saint Pierre, que c’est Saint Pierre qui nous a écrit ses souvenirs, et qu’il a été traduit en grec par Saint Marc. Et malheureusement, malheureusement, c’est le nom du traducteur qui est resté attaché au texte grec et non pas le nom de l’auteur qui aurait dû être attaché au texte hébreu. Et il est bien certain que si la tradition avait porté Deuxième Evangile, l’Evangile de Pierre, à ce moment-là pour bien des gens, il aurait eu une tout autre valeur. Je regrette qu’on lui ait donné le nom de L’Evangile de Marc parce que le texte grec a été produit par Marc qui traduisait de l’hébreu. Et alors là je vous le dis, le fait que le deuxième Evangile soit écrit par Pierre, là ce n’est pas une chose scientifique, je ne peux pas le prouver scientifiquement, c’est mon impression. Je vous la donne telle qu’elle est. Si vous ne l’admettez pas, cela n’enlève rien à la valeur de témoignage du deuxième Evangile qui a été écrit par quelqu’un qui raconte ce qu’il a vu et les choses dont il a gardé le souvenir.
Et ensuite quelle date peut-on donner à tous ces Evangiles-là ? Je vous l’ai dit la date que l’on a actuellement, par exemple dans la traduction œcuménique de la Bible – et je peux la critiquer : j’y ai collaboré, mais on n’a pas voulu tenir compte de mon avis sur bien des points, ça c’est sûr – mais c’est là qu’on vous donne Marc vers 70, et Matthieu et Luc vers 80-90. Or on peut prouver, et je vous dis, ces dates ne reposent sur rien, sur aucun argument scientifique. Mais on a des arguments scientifiques en sens inverse et je vais vous le montrer, en partant des Actes des Apôtres.
Les Actes des Apôtres s’interrompent d’une façon abrupte pendant la captivité de Paul à Rome. On a raconté tout en détail le voyage par la mer, les vents qui soufflaient, ce que le capitaine du bateau…, les manœuvres qu’il disait de faire… Enfin le voyage de Césarée à Rome est raconté avec des détails incroyables de précision. Et puis Saint Paul arrive à Rome, il prend contact avec les chefs juifs qui lui disent : Non, on n’a pas reçu de lettres contre toi, non, non. Et Saint Paul reste là à recevoir les gens qui voulaient le voir et c’est fini. L’Evangile s’arrête là. Les Actes des Apôtres s’arrêtent là. Manifestement les Actes des Apôtres ont été écrits par quelqu’un qui a participé au voyage de Saint Paul. D’ailleurs dans une bonne partie des textes à partir d’un certain moment l’auteur des Actes dit « nous ». Nous avons vu, nous avons fait ceci, etc. ... donc il était du voyage. Et les Actes sont interrompus pendant la captivité de Saint Paul à Rome. Cette captivité a eu lieu entre 60 et 62 et les dates de Saint Paul sont très précises, car on a retrouvé au début de ce siècle-ci une inscription en Grèce qui indique à quelle date Gallion y était procurateur : en 51. Or nous savons par le récit des Actes que Saint Paul à Corinthe, a été jugé par Gallion. Nous pouvons donc avoir là une date très précise pour le passage de Saint Paul à Corinthe et donc on peut après ça dater, avant et après tout le reste de la vie de Saint Paul. Elle est datée de façon à peu près indiscutable. Donc les Actes des Apôtres se sont terminés entre 60 et 62 quand Saint Paul était encore prisonnier à Rome. Et on n’indique même pas s’il sera jugé, s’il sera libéré, s’il reviendra. Non, ça s’arrête comme ça. L’auteur écrit les choses jusqu’au jour où il en est, et puis c’est resté là, puis voilà. Or les Actes des Apôtres commencent par un prologue, dédié à Théophile - tout comme l’Evangile que nous avons vu tout à l’heure - et quand dans cet ouvrage, l’auteur en dédiant le livre à Théophile lui dit : « Dans mon premier livre »… n’est-ce pas, c’est donc que c’est le deuxième livre, et l’unité de style entre l’évangile de Saint Luc et les Actes des Apôtres est manifeste. Et c’est d’ailleurs pas tellement ça qui est contesté. Donc l’Evangile de Saint Luc a été écrit avant les Actes des Apôtres, les Actes des Apôtres ont été écrits entre 60 et 62. Or les Actes des Apôtres semblent bien avoir été écrits, commencés, à Césarée où Saint Paul a été prisonnier pendant deux ans de 58 à 60. Les Actes des Apôtres semblent bien commencer à Césarée, continuer pendant le voyage, pendant la traversée, et puis au début du séjour à Rome et puis s’arrêtent là. Si donc l’évangile est antérieur à ce récit-là, il faut qu’il ait été écrit au plus tard pendant la captivité de Saint Paul à Césarée entre 58 et 60. Ça nous fait donc une date assez précise pour l’évangile de Luc. Ça se comprend assez facilement : Saint Luc était à ce moment-là à côté de Saint Paul. Et vous savez que les prisonniers dans l’antiquité, le gouvernement ne les nourrissait pas. Il fallait que ce soit la famille de chaque prisonnier qui le nourrisse, autrement on ne lui donnait rien à manger. Alors il fallait bien que quelqu’un s’occupe de Saint Paul. Bon, c’était Saint Luc qui était à ses côtés. Pendant les deux ans où il a eu à s’occuper de Saint Paul, Saint Luc n’avait peut-être pas tellement d’autres choses à faire, il avait largement le temps de composer son Evangile, d’autant plus que Césarée n’est pas loin de Nazareth, et il se trouve que l’Evangile de Saint Luc a plus que les autres des renseignements sur ce qui s’est passé à Nazareth. Bon, voilà pour cet Évangile-là.
Les évangiles apocryphes : thèmes gnostiques, style ampoulé, miracles puérils...
Pas de confusion possible avec les Evangiles chrétiens.
Nous assistons en ce moment à une grande offensive qui consiste à vouloir donner aux évangiles apocryphes une valeur identique à celle de nos quatre Evangiles canoniques. C’est pourquoi il nous a semblé urgent de publier ce que l’Abbé Carmignac en a dit en réponse à deux questions (numérotées 7 et 9) qui lui ont été posées à l’issue de la conférence de Cambrai. Nous prenons ici, comme l’avait demandé Mademoiselle Demanche, la transcription faite par Mademoiselle Ducatillon de la cassette enregistrée au cours de cette intervention.
7. On entend parler aussi de l’évangile de Thomas…
ça, c’est tout à fait autre chose. A peu près à l’époque où on retrouvait en Palestine, près de la mer morte, les manuscrits de Qumrân, on a retrouvé à Nag-Hammadi en haute Égypte, l’évangile dit « de Thomas ». Un cultivateur, en labourant, a retourné une pierre, sous laquelle il y avait une sorte de cave qui renfermait des manuscrits en copte, langue assez difficile à déchiffrer ; ces manuscrits au nombre de treize, sont tous des manuscrits gnostiques. Les gnostiques, pour les définir sommairement, forment une secte chrétienne qui essaie de mélanger la pensée chrétienne avec des restes de pensée païenne et croit que le salut résulte non de la grâce de Dieu, ni des efforts des hommes, mais de la connaissance. Il faut en particulier connaître de quelle façon les anges se sont dégradés pour arriver jusqu’à nous, afin de reprendre le chemin en sens inverse : c’est de cette façon qu’on peut être sauvé. Les manuscrits gnostiques nous donnent des informations nouvelles sur cette secte, connue seulement jusqu’ici par la réputation qu’en faisaient les Pères de l’Eglise : parmi ces manuscrits gnostiques se trouve l’évangile de Thomas, qui renferme des paroles attribuées à Jésus, cent-quatorze selon les uns, cent-dix-neuf selon les autres. Certaines de ces paroles sont copiées sur les Évangiles, d’autres sont clairement des paroles gnostiques dont la pensée est inadmissible pour un chrétien. Les textes gnostiques se donnaient comme étant écrits par les disciples de Jésus ; on a donc eu l’évangile de Thomas, l’évangile de Philippe etc. …
9. Est-il vrai qu’il existe un évangile de Pierre apocryphe ?
Oui ; on a attribué à Pierre un évangile qui est effectivement apocryphe et il n’a rien de commun avec celui dont je vous ai parlé et qui est la source de saint Marc. Il existe ainsi un certain nombre d’évangiles apocryphes dont on voit tout de suite à leur style ampoulé et aux miracles puérils qu’ils racontent combien ils diffèrent de nos quatre Évangiles.
Au lieu de supposer quarante ans entre Jésus et la mise par écrit de l’Evangile de Marc, il n’y a plus que quinze ans ; et ce court intervalle ne suffit pas pour rendre possibles transpositions ou mythifications. La valeur historique des Evangiles se trouve donc renforcée.
Un évêque anglican, Robinson, a publié il y a deux ans, un ouvrage sur une nouvelle datation du Nouveau Testament. Il avait publié précédemment un ouvrage Honest to God qui avait fait pas mal de remous et avait causé un tel scandale, qu’il avait dû donner sa démission d’évêque auxiliaire de Londres pour devenir professeur à Cambridge. Il explique dans la préface de son Redating New Testament, qu’il considérait jadis le Nouveau Testament comme un ouvrage tardif mais qu’en étudiant la question il a compris que c’était, au contraire, très ancien. Selon lui, il n’est pas possible qu’il y ait eu quoi que ce soit dans le Nouveau Testament de postérieur à l’année 70 ; même pour Jean, que moi-même je plaçais très tard, il donne des arguments très sérieux qui m’ont amené à penser le contraire. Après bien des difficultés et des réticences des éditeurs, son ouvrage sera traduit en français et publié l’année prochaine. Je vous recommande, si vous le pouvez, de l’acheter, et vous verrez que par des arguments très différents des miens, il aboutit pratiquement aux mêmes conclusions.
Peut-on raisonnablement, risquer sa vie pour ce vieux livre de l’Evangile ? Si vous prenez la radio ce soir, et qu’on vous raconte qu’il y a eu un tremblement de terre, ou une révolution, ce matin, au bout du monde, évidemment, c’est tout proche dans le temps, mais, entre cet événement et vous, il y a au moins quatre ou cinq intermédiaires. Or quand je lis Marc, il y a évidemment entre cet auteur et moi un temps beaucoup plus long ; mais à partir du moment où Marc a été mis par écrit en hébreu, puis traduit en grec, il n’a pas bougé ; entre Jésus et moi, il n’y a que cet intermédiaire, c’est-à-dire une seule personne, ou, si vous voulez, une personne et demie, en tenant compte de Pierre qui a vu Jésus et a mis par écrit en hébreu ses paroles et actes ; (si on lit en Français, cela fait un intermédiaire de plus). Il en va de même pour saint Jean, si bien que j’aboutis à cette conclusion : je connais Jésus à peu près aussi bien que si j’avais vécu en Palestine aux environs de l’an 50. Evidemment, si en 50, j’avais vécu en Palestine, j’aurais pu avoir entre les mains, le texte qui est notre Marc actuel, la source complémentaire de Marc qui se trouve incorporée à Marc et à Luc ; j’aurais pu aussi questionner des gens qui m’auraient donné d’autres détails sur d’autres points. Mais sur tous les points qui ont été jugés essentiels, je ne serais pas mieux renseigné que je le suis maintenant. La valeur historique de nos Evangiles est telle, qu’à peu près aucun document de l’antiquité, n’en a une comparable. Il est donc raisonnable que j’accepte de risquer ma vie pour ce vieux livre, en considérant comme vrai ce qu’il me dit sur Jésus, sur sa vie, sur sa passion, sa résurrection et sa divinité. En l’acceptant, je reste, je pense, sur le plan scientifique.
Question : Pourriez-vous nous rappeler comment les manuscrits de Qumrân ont été découverts ?
Réponse : Dans l’hiver 1947, un bédouin cherchant une chèvre qui s’était perdue dans les rochers , a lancé un caillou dans un trou et ce caillou en retombant a cassé quelque chose en faisant du bruit. Entendant cela il a été chercher un de ses cousins : les deux hommes se sont fait la courte-échelle pour atteindre le trou, et de l’autre côté, ils ont trouvé des jarres cassées, avec des morceaux de cuir. Pensant que ce cuir pouvait toujours être utile, ils l’ont porté à un cordonnier. Ce dernier ne pouvait s’en servir : il était trop abîmé, mais il remarqua des lettres écrites sur ce cuir ; et comme il était chrétien (de rite syriaque) il le donna à son évêque lequel fit appel à des spécialistes. Il s’adressa d’abord à l’Ecole Biblique de Jérusalem. Un des Pères de cette école alla sur place, reconnut qu’un des textes était un fragment du prophète Isaïe et revint enthousiasmé par ce qu’il venait de découvrir. Seulement les autres Pères de l’Ecole Biblique se sont moqués de lui : « Ce n’est pas possible, ont-ils dit ; on n’a jamais trouvé de manuscrits anciens en Palestine, c’est un faux… », si bien que l’autre n’a pas osé y retourner, et qu’ils sont passés à côté de la découverte. Voyant que les Français ne s’y intéressaient pas, l’évêque syrien écrivit aux Anglais qui n’ont pas répondu, puis aux Américains. Sa lettre tomba entre les mains d’un sous-ordre qui était bon photographe. Il alla sur place, prit des photos du document, les fit parvenir à Allbright qui était le principal archéologue américain et qui estima que c’était « la plus grande découverte archéologique des temps modernes ». Dès lors tout le monde s’y intéressa : l’Etat d’Israël, propriétaire des manuscrits a bâti un musée spécial à Jérusalem pour les présenter aux visiteurs. Il y a aussi plusieurs centaines de manuscrits coupés en petits morceaux qui sont dans le musée Rockfeller. Vraisemblablement, ceux-là, on ne vous les montrera pas, car tant que les manuscrits ne sont pas édités, ils restent au secret.
Y a-t-il dans ces manuscrits de Qumrân des textes qui retracent l’Evangile ?
Non, ces textes sont tous antérieurs à Jésus. La communauté des gens de Qumrân a été fondée vers 170 av. J.-C.. Le principal organisateur, celui qu’on appelle Docteur de justice a été membre de la communauté entre 150 et 100 av. J.-C. approximativement, et c’est lui l’auteur de la règle de la communauté, de la règle de la guerre et des hymnes. D’autres personnes ont ajouté des textes à ceux-là, mais aucun des documents retrouvés à Qumrân n’est contemporain de Jésus ou postérieur à Lui. (Ce qui n’exclut pas la possibilité de copies postérieures). Dans ces manuscrits de Qumrân, appelés aussi Manuscrits de la Mer Morte, il n’y a aucune allusion aux Evangiles. En revanche, dans les Evangiles on trouve de fréquentes allusions à des choses que nous connaissons par ces manuscrits. Distinguons dans les Evangiles, les idées que Jésus a reprises au milieu ambiant, celles qu’Il a modifiées, celles qu’Il a repoussées purement et simplement. Exemples :
Le mariage : dans le judaïsme de l’Ancien Testament, le divorce et la polygamie sont officiellement permis. Les gens de Qumrân les refusent, Jésus également. Sur ce point, Jésus suit donc Qumrân ou plutôt reconnaît que leur pensée est correcte.
Le culte des anges : Il existe déjà dans l’Ancien Testament, mais à Qumrân il prend des proportions invraisemblables. Or, dans le Nouveau Testament, il est assez à l’honneur. L’existence des anges et des démons y est clairement affirmée (ce qui n’empêche pas certains aujourd’hui de le mettre en doute) : nouveau point d’accord avec Qumrân.
Le massacre des non-juifs : On pensait à Qumrân, qu’il fallait massacrer tous les non-Qumrâniens et même tous les non Juifs, afin qu’il n’y ait plus sur terre que des gens parfaits comme eux-mêmes ; ils avaient prévu pour ce massacre une guerre spéciale qui devait durer 29 ans. Cette façon de régler le problème du salut de l’humanité n’est pas du tout celle de l’Evangile, qui dit au contraire d’aimer les ennemis, de convertir les gens, non de les massacrer. Donc, ici, opposition absolue.
Le Temple : Les Juifs, se conformant à l’Ancien Testament, considéraient le Temple comme le seul endroit où l’on pouvait vraiment adorer Dieu. Les gens de Qumrân, au contraire, n’offraient pas de sacrifices au Temple, car ils considéraient comme indignes et illégitimes les grands prêtres qui y officiaient, et ils n’admettaient pas leur calendrier. Ils se tenaient donc à l’écart du Temple. Jésus, Lui, va au Temple et y prie, de même les Apôtres. Saint Paul après sa conversion y offre un sacrifice. Le Temple garde son prestige mais ne sera plus regardé comme une valeur unique ; le culte essentiel, désormais, c’est celui qui repose sur Jésus, sa passion et sa résurrection. Il y a donc ici à la fois rapprochement et divergence.
Les serments : Les Juifs en faisaient des quantités. Or, à Qumrân, c’est interdit : « Tu ne feras pas de serment sur alef et lamed », ni « sur alef et dalet », ces consonnes étant les premières lettres de deux mots hébreux signifiant l’un Dieu, l’autre le Seigneur. De même dans l’Evangile, Jésus nous dit : « Que votre oui soit oui ; que votre non soit non ; ce que vous dites en plus vient du mauvais… Vous ne pouvez pas jurer, ni par le Ciel parce qu’il est le trône de Dieu, ni par la terre… » (Mt. 5,33). Donc, à propos du serment, Jésus a une position identique à celle des gens de Qumrân.
Mais il y a dans l’enseignement de Jésus des choses qui n’ont absolument aucun fondement à Qumrân. La Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, sont les trois mystères principaux sans lesquels il n’y a pas de Christianisme. Or, la notion de Trinité n’existe absolument pas à Qumrân, la notion d’Incarnation non plus ; quant à la Rédemption, les gens de Qumrân pensent qu’elle consiste à massacrer les ennemis , tandis que le Chrétien…
D’ailleurs, sur cette question, j’ai apporté quelques exemplaires d’un petit ouvrage que j’ai publié il y a une vingtaine d’années, qui n’est plus tout à fait au point mais qui répond à des objections qui avaient cours alors, selon lesquelles, le Christianisme, au fond n’était qu’une réplique de l’essénisme, Jésus n’ayant fait que copier le Docteur de justice. J’ai essayé de montrer, avec les textes, que c’était tout le contraire.
Les Manuscrits de la Mer Morte se réfèrent-ils souvent à la Bible ?
Très souvent : il y a d’abord un tiers des manuscrits qui sont purement et simplement des copies de l’Ancien Testament. Pour les autres textes, ils sont l’œuvre de gens qui, sachant la Bible par cœur, lui empruntent à chaque instant des expressions, des formules. Ils grapillent dans Isaïe, dans les Psaumes, dans Ezéchiel, ce qui produit souvent des résultats remarquables. Par exemple, dans la Règle de la guerre qui occupe deux cent quatre-vingt lignes, il y a cent quatre-vingt citations de l’Ancien Testament, donc plus d’une par deux lignes. Dans les Hymnes, un savant danois et moi avons fait le compte en même temps : il a trouvé six cent soixante-dix-neuf citations et moi six cent soixante-treize, résultats fort proches l’un de l’autre. Ces citations-là sont très importantes pour améliorer notre texte hébreu de l’Ancien Testament qui a bien besoin d’être amélioré. Jusqu’à présent le plus ancien manuscrit de l’Ancien Testament était postérieur à Charlemagne, et maintenant nous avons des mss qui sont du deuxième siècle av. J.-C. D’un seul coup nous gagnons onze ou douze siècles. Outre les manuscrits hébreux relativement récents, nous avions pour l’Ancien testament une traduction grecque – la Septante -, une traduction syriaque – la Peshitto – et une traduction araméenne – les Targums. Seulement, ces traductions ne sont pas toujours d’accord avec le texte hébreu actuel ; alors on disait généralement – et moi-même quand j’étais jeune, je l’ai dit aussi – que les traducteurs avaient mal traduit. Or, les textes hébreux que nous retrouvons maintenant, quand ils diffèrent du texte massorétique officiel, se trouvent assez souvent d’accord avec la Septante, parfois même avec la Peshitto. Si donc la septante donne un texte différent du texte hébreu actuel, ce n’est pas que les traducteurs aient mal traduit, du moins pas toujours, c’est qu’ils traduisaient un autre texte hébreu. Nous touchons là le problème de la critique textuelle de l’Ancien Testament. Elle exigerait un travail énorme. Il faudrait que des quantités de gens y consacrent leur vie entière.
Les évangélistes avaient approximativement le même âge que Jésus. N’étaient-ils donc pas déjà très vieux, si on suppose qu’ils ont écrit leurs évangiles après 70 ?
Ceux qui ont écrit ces théories-là vous disent tous que les Evangiles ne sont pas écrits par des témoins de la vie de Jésus : ce ne sont pas des témoignages, ce sont des textes que l’on a attribués à Luc, Marc etc. … Tous ceux qui retardent la composition des Evangiles, c’est qu’ils ont besoin de la retarder, pour rendre plausibles les transformations, les développements théologiques qu’ils veulent voir par derrière. Leur argumentation n’est qu’un cercle vicieux dépourvu de toute valeur scientifique. Ils ne disent que ce qui leur plaît. Ce point est clairement indiqué dans l’ouvrage de Robinson.
Y a-t-il beaucoup de personnes qui étudient les manuscrits de Qumrân ?
A l’heure actuelle, dans le monde entier, il y a environ cent cinquante ou deux cents personnes qui les étudient scientifiquement. C’est déjà assez bien. Mais ces manuscrits-là posent tellement de problèmes, ils demandent des investigations tellement précises que l’étude ne progresse pas aussi vite qu’on le voudrait. Et surtout, ce qui gêne la progression, c’est qu’il y a encore beaucoup de manuscrits non publiés, en particulier les manuscrits très détériorés, réduits en petits fragments. C’est le cas pour ceux de la grotte 4, qui n’ont pas été emballés dans de l’étoffe ni mis dans des jarres. Les Romains arrivant*, on les a tous jetés pêle-mêle dans un trou. Ce trou s’est effondré, les manuscrits sont pourris. Il a fallu retirer la terre, la tamiser et on a recueilli ainsi 15000 fragments. Et quel travail ensuite, pour comparer sous tous les angles possibles chacun des 15000 fragments avec les 14999 autres ! La Revue de Qumrân que j’ai fondée rend compte de ces travaux.
Comment se fait-il que les Esséniens ne parlent pas de Jésus ?
Parce qu’ils sont antérieurs. Aucun texte trouvé à Qumrân n’est contemporain de Jésus ou postérieur à Jésus.
Il faut poser le problème dans l’autre sens. Comment se fait-il que les Evangiles ne parlent pas des Esséniens ? Remarquons d’abord que nous ne savons pas comment s’appelaient les gens de Qumrân. Aucun de nos documents ne nous donne le nom réel de cette communauté que l’on suppose constituée d’Esséniens. Les Evangiles les désignent peut-être sous le nom d’Hérodiens. Les gens de Qumrân, en effet, étaient favorisés par Hérode pour la raison bien simple qu’ils étaient ennemis des Pharisiens et l’on sait qu’Hérode a passé sa vie à lutter contre les Pharisiens. Il devait donc considérer comme amis les ennemis de ses ennemis. Comme il avait laissé un assez mauvais souvenir, le qualificatif « hérodiens » aurait été appliqué péjorativement aux gens de Qumrân. De plus, dans un certain nombre de passages évangéliques, Jésus semble faire allusion clairement aux Esséniens. Ainsi, il dit à ses apôtres qu’il envoie en mission : « N’emportez avec vous ni sandale de rechange, ni habit de rechange, simplement un bâton » (1). Il y a divergence… Or, nous avons un texte nous disant que les gens de Qumrân n’emportaient ni vêtement de rechange, ni provisions, mais seulement un bâton, et que dans tous les pays où ils allaient, ils étaient reçus par les groupes de leur communauté. Et donc, quand Jésus envoie ses apôtres en mission, il leur dit en somme : comportez-vous comme des Esséniens.
Avant la découverte des manuscrits de la Mer Morte, est-ce qu’on croyait déjà que les Evangiles avaient un substrat hébreu ?
Vous posez une question très importante.
Nous avons un témoignage de Papias, vers 130 ap. J.-C., affirmant que l’Evangile de Matthieu a été écrit en hébreu. Et il y a une trentaine d’endroits où des Pères de l’Eglise nous disent que l’Evangile de Matthieu a été écrit en hébreu. Mais en 1554 l’Allemand Cyril van Statt, a lancé l’idée d’un évangile en araméen, sous prétexte que l’hébreu n’existait plus au temps de Jésus : « Si des Pères de l’Eglise disent hébreu, ils veulent dire sans doute araméen ». C’est ainsi qu’on a inventé le Matthieu araméen auquel j’ai cru, moi aussi, jusqu’à un certain temps. Mais son argument ne repose sur rien. Il est clair qu’on écrivait et qu’on parlait l’hébreu au temps de Jésus. Et quand des Pères de l’Eglise nous disent que tel ouvrage était écrit en hébreu, ils étaient mieux placés que nous pour le savoir. Pour en avoir le cœur net j’ai lu toutes les œuvres de Saint Epiphane, en notant tous les endroits où il emploie d’une part le mot hébreu, d’autre part le mot araméen : il ne se trompe jamais. On peut lui faire confiance : outre l’araméen, sa langue maternelle, il savait l’hébreu, le copte, le grec, le latin. Quand un aussi bon polyglotte vous dit que tel livre est écrit en telle langue, il savait tout de même ce qu’il disait. De même Saint Jérôme, lui aussi très bon polyglotte, nous dit que l’Evangile de Matthieu a été traduit par lui en grec et en latin (1), il savait tout de même bien en quelle langue était l’ouvrage qu’il traduisait !
Peut-on imaginer qu’on retrouvera un jour les Evangiles dans leur texte original ?
On peut l’espérer. On a bien retrouvé les manuscrits de la Mer Morte qui nous ont conduits à des découvertes inattendues. Pourquoi ne retrouverait-on pas un jour dans une grotte ou une cave quelconque Marc et Matthieu en hébreu ? Cette découverte-là fortifierait la foi de bien des gens et celui qui, le premier, éditerait un fragment de Matthieu ou de Luc en hébreu aurait sa célébrité assurée.
Est-ce que vos études scientifiques vous posent des problèmes par rapport à votre foi ?
J.C. : Le problème de la foi se pose de deux façons différentes selon les tempéraments intellectuels. Il peut se poser de façon plutôt philosophique ou de façon plutôt historique. Et quand nous avons, avec des fidèles, à traiter des problèmes de la foi, la première chose est de savoir s’il s’agit de gens qui sont de tendance philosophique ou des gens qui sont de tendance historique. Personnellement, par tempérament, je ne suis pas du tout un philosophe, je suis plus un historien et par conséquent, l’aspect philosophique des questions me touche relativement peu. Pour moi ce qui importe c’est l’aspect historique. Et alors là, je peux dire que mes travaux ont tous singulièrement consolidé ma foi parce que je me rends compte que ce que nous avons dans les Evangiles, et dans tout le Nouveau Testament, est en harmonie avec le cadre extérieur que nous venons de découvrir tout récemment. Je me rends compte que cette étude des manuscrits de la mer Morte aboutit à reconnaître dans les Evangiles des textes primitivement écrits en hébreu, des textes qui ont été écrits par les témoins de la vie de Jésus - ceux qui avaient vu ce qu’Il avait fait, ceux qui avaient entendu ses paroles -. Et j’en aboutis à la conclusion - qu’il est peut-être un peu présomptueux de présenter comme je vais le faire en quelques mots, mais qui résume bien ma pensée - : je pense que grâce aux Evangiles, bien compris avec leurs sources hébraïques, nous connaissons Jésus à peu près comme nous l’aurions connu si nous avions vécu en Palestine vers l’année 45. Si nous avions vécu en Palestine vers l’année 45, sans doute nous aurions pu recueillir des témoignages qui ne sont pas dans les Evangiles. Nous aurions de la vie de Jésus une connaissance plus complète. D’accord. Mais sur les points où nous aurions pu recueillir des témoignages, les témoignages que nous aurions recueillis sont ceux que nous avons actuellement dans les Evangiles. Et donc, au point de vue historique, les Evangiles sont des documents d’une extrême importance au simple point de vue humain, en faisant abstraction du fait qu’ils sont des écrits inspirés par Dieu, qu’ils sont la parole de Dieu. Même s’ils n’étaient pas la parole de Dieu, s’ils n’étaient que des écrits humains, ces écrits humains mériteraient toute notre considération. Et notre foi repose sur une connaissance de Jésus vraiment très importante. Quand nous lisons certains Evangiles, nous avons l’écho direct de ce qu’ont retenu ceux qui ont vu et entendu Jésus. Et pour moi cela, c’est une chose très importante et cela suffit pour que, de fait, ma foi ne soit vraiment pas troublée : elle est au contraire plutôt fortifiée par tous ces travaux-là.
Transmission écrite, transmission orale : les erreurs de voyellisation preuves de l’existence d’un texte écrit.
Ce qui importe ce n’est pas de savoir ce qui aurait pu se passer, c’est ce qui s’est passé. Et quand on étudie les textes de près, que l’on se rend compte qu’il y a des modifications qui tiennent à la vocalisation (la vocalisation : on ne peut pas prononcer un mot en ne prononçant que les consonnes, il faut bien prononcer des voyelles). A partir du moment où on a vocalisé de façons différentes, c’est donc qu’on avait un texte écrit. Dans un texte écrit en hébreu ou en araméen, on ne met pas les voyelles : au lecteur de les deviner. Il peut donc y avoir des divergences sur ce point-là. Chaque fois que nous avons des erreurs qui viennent d’une erreur de vocalisation – erreur, ne disons pas erreur, disons divergence – qui viennent d’une divergence de vocalisation, on a certainement devant soi un texte écrit et non pas un texte oral. Et je pense que c’est là un fait qui suffirait à lui-même, surtout que ces faits-là sont quand même assez nombreux dans les Evangiles, pour montrer que, au moment de la rédaction finale des Evangiles, ils ne s’appuyaient pas sur – au moins pas uniquement ni pas toujours – sur des traditions orales, mais qu’ils s’appuyaient aussi d’une façon précise sur des récits déjà écrits, déjà composés, déjà mis sur le papier si l’on peut dire à ce moment-là.
[1] Depuis la date de cette conférence 1986, la recherche s’est orientée vers une provenance plus complexe des manuscrits. NDLR
[2] En 1997 on avait repéré au moins 800 manuscrits différents, mais qui ne représentaient que 200 œuvres différentes, étant donné les nombreuses copies de certains textes. (NDLR)
Jeanne Ducatillon - Bulletin Nr. 3
Marie Christine Ceruti
Reginald Wehrkamp-Richter N° 50