Les Évangiles sont des documents historiques, presque des chroniques, de toute première main
Bruno Bioul
C’est le titre du livre que M. B. Bioul, archéologue et historien, vient de publier aux éd. F.-X. de Guibert et dont il nous a aimablement autorisés à reproduire les extraits ci-dessous, tirés des conclusions (nos lecteurs se souviennent de son passionnant exposé lors de notre assemblée générale du 29 sept. 2001, publié dans nos n° 13 et 14).
Ce livre, qui fait dialoguer une dizaine des principaux chercheurs travaillant directement sur les textes et sur le matériel archéologique de Qumrân, permet d’offrir au grand public un précieux aperçu général de l’état actuel de la question.
En ce qui concerne les manuscrits, on peut d’abord souligner que la polémique sur leur publication est enfin terminée. Même s’il reste encore plusieurs fragments à publier comme nous le rappelait É. Puech, on peut d’ores et déjà retenir que les rouleaux contiennent les textes de quelque 870 à 900 manuscrits différents trouvés pour la plupart à l’état de débris minuscules. Le long travail de reconstitution des textes s’est avéré plus difficile qu’on ne l’avait imaginé au départ [1], et avec du recul, on réalise aujourd’hui qu’il s’agissait d’une tâche quasi insurmontable pour une équipe originelle aussi réduite. Les changements opérés depuis dans le groupe d’experts internationaux chargés de leur publication se sont avérés finalement payants. Tous s’accordent à reconnaître que les rouleaux contiennent des textes non originaux (sauf peut-être le rouleau de cuivre et le 4QTest) copiés entre le IIe siècle avant et le Ier siècle après J.-C. qui, à quelques exceptions près, sont des ouvrages (ou des fragments d’ouvrages) religieux juifs que les spécialistes répartissent en deux grandes catégories : bibliques et non bibliques, ces derniers regroupant des textes dits sectaires et non sectaires.
Les premiers sont des copies des livres de la Bible hébraïque (l’“Ancien Testament” des chrétiens) et représentent environ le quart de l’ensemble des textes mis au jour dans les grottes. Leur intérêt réside surtout dans leur ancienneté et dans le témoignage qu’ils apportent sur le judaïsme de l’époque du Second Temple et le christianisme primitif, car ils montrent toute la richesse et l’abondance de la culture littéraire à l’origine des grands textes de ces deux religions. Nous disposons aussi, depuis 1947, de témoins du texte biblique antérieurs de plus de mille ans aux textes hébreux traditionnels du haut Moyen Âge, sur lesquels se fondent toutes les traductions modernes de la Bible. Certains manuscrits sont extrêmement proches de la version originale (on a parlé de 50 ans pour le livre de Daniel par exemple). Or cette proximité chronologique a permis de constater avec étonnement que dans de nombreux cas, les manuscrits de la mer Morte s’accordent parfaitement avec nos versions traditionnelles, plus récentes, du texte biblique, ce qui permet de juger de la qualité de la transmission textuelle au cours des âges. D’autre part, on s’est aussi rendu compte que des textes s’écartaient de la version traditionnelle et s’accordaient plutôt avec des versions différentes de la Bible hébraïque comme la Septante ou le Pentateuque samaritain. Enfin, quelques manuscrits offrent des lectures dont nous ignorions même l’existence. [….]
Enfin, il est important de rappeler avec M. O. Wise, M. Abegg et E. Cook [2] que les langues des rouleaux ont révolutionné l’étude des langues sémitiques de la Palestine antique. Avant leur découverte, on pensait que l’hébreu était une langue moribonde, utilisée seulement comme langue sacrée par une classe instruite, que l’hébreu rabbinique, celui de la Mishna par exemple, avait été inventé dans le courant du IIe siècle après J.-C. pour rédiger les livres post-bibliques, et que l’araméen seul était la langue vernaculaire des Juifs depuis leur intégration dans l’empire perse, mais que les ouvrages rédigés dans cette langue étaient rares, à telle enseigne que l’idée même d’une littérature sémitique sacrée ou profane n’était pas envisageable. Jusque dans les années 40, l’existence d’un Évangile sémitique était considérée comme une idée absurde ; le grec de la koinè avait été l’unique langue utilisée par les Apôtres pour diffuser la bonne nouvelle. La découverte des manuscrits a balayé toutes ces idées reçues. La plupart des textes découverts dans les grottes ont été écrits en hébreu, mais dans une langue intermédiaire entre celle de la Bible et celle des rabbins ; l’hébreu rabbinique n’était donc pas une invention ex nihilo mais l’aboutissement d’un long processus d’évolution sémantique. L’araméen, utilisé dans un manuscrit sur six, rendait possible l’idée d’une rédaction des Évangiles dans la langue du Christ, comme le précise d’ailleurs Irénée de Lyon (Adversus Haereses III, 1). Les manuscrits ont démontré sans équivoque que les Juifs du Second Temple parlaient et comprenaient non seulement l’araméen, mais aussi l’hébreu [3] et le grec ; quelques monnaies et un sceau retrouvés à Qumrân suggèrent que la présence romaine fut bien réelle et que le latin était parlé par les soldats et peut-être aussi par quelques juifs [4].
Autre point assuré : les manuscrits ne contiennent aucune allusion ou révélation susceptibles d’ébranler les bases de la foi chrétienne. Les théories fantaisistes de chercheurs tels R. Eisenmann ou B. Thiering [5] n’ont aucun fondement dans les manuscrits de la mer Morte. Les rouleaux utilisés par ces deux personnes pour défendre leurs hypothèses sont antérieurs à l’Église primitive. Des savants comme J. T. Milik et É. Puech ont réfuté toutes leurs allégations [6]. Il s’agit avant tout, comme l’a rappelé M. Bélis, d’opérations commerciales basées sur l’engouement que connaissent aujourd’hui les études sur les origines du christianisme.[….]
Cette question de l’origine des manuscrits est particulièrement intéressante pour les textes de la grotte 7. Ces derniers occupent une place singulière parmi ceux mis au jour dans les grottes, d’abord parce qu’ils ont tous été rédigés en grec sur papyrus ce qui, selon P. Donceel-Voûte, marque l’intégration de ce fonds dans un monde polyglotte et hellénistique, celui de l’Orient hellénisé [7] ; ensuite parce que certains d’entre eux ont été reconnus comme appartenant au corpus des textes chrétiens, notamment le 7Q4 et le 7Q5 [8]. Ces textes ont été datés par paléographie de la première moitié du Ier siècle de notre ère [9]. On comprend dès lors la passion qui caractérise le débat dont ils font l’objet : y a-t-il vraiment des textes chrétiens parmi ceux retrouvés à Qumrân ? La question est d’importance car, dans l’affirmative, elle relancerait celle, tout aussi cruciale, de la date de rédaction des Évangiles, du moins de celui de Marc [10]. En effet, les travaux de rétroversions des Évangiles menés par Jean Carmignac et Claude Tresmontant ont montré que la version grecque des Évangiles était en réalité la traduction d’un texte écrit dans une langue sémitique (hébreu ou araméen) [11], ce qui signifie que le fragment de Marc retrouvé dans la grotte 7, et daté de 68-69 au plus tard (date de fermeture supposée des grottes), serait en réalité la traduction d’un texte plus ancien encore, ce qui rapprocherait la date de rédaction primitive des Évangiles de celle de la vie du Christ. Le problème est que le 7Q5 est un fragment minuscule, pas plus grand qu’un timbre poste (3,94 x 2,7 cm), sur lequel figure une petite vingtaine de lettres dont une dizaine à peine sont identifiées avec certitude. Les objections à cette identification ne manquent donc pas, même si les arguments de C. P. Thiede, papyrologue allemand renommé qui défend l’identification du 7Q5 avec un passage de l’Évangile de Marc, ont aussi leurs défenseurs [12]. É. Puech, Y. Hirschfeld et H. Eshel prennent sans hésiter position contre une telle identification ; N. Golb et J. VanderKam restent plus réservés. En réalité, la question est encore loin d’être définitivement réglée.
[1] On a souvent parlé de la quantité de fragments mis au jour, plusieurs milliers, pour expliquer le retard pris dans la publication des rouleaux ; mais on omet souvent d’ajouter que l’état de ces fragments nécessitait parfois un long travail de restauration préalable à toute tentative de lecture, et qu’en outre, cette dernière était rendue plus ardue encore par le fait que les écritures se faisaient de la droite vers la gauche sans recours à une ponctuation comme le point, la virgule, etc. Dans certains cas, les mots ont été écrits les uns à la suite des autres, sans espace, comme les épigraphes.
[2] Wise, M., Abegg, M. et Cook, E., Les manuscrits de la mer Morte, éd. Perrin 2003, pp. 19-20.
[3] Claude Tresmontant a démontré, sans grande contestation possible, que Flavius Josèphe avait bien rédigé son livre La Guerre des Judéens contre les Romains d’abord en hébreu comme l’auteur juif l’annonce dans son préambule du livre I, 1. TRESMONTANT, Claude, Enquête sur l’Apocalypse. Sa date, son auteur, son sens, Editions F.-X. de Guibert, Paris, 1994, pp. 45/46.
[4] Cette présence de documents en latin n’est pas unique puisque parmi les textes non bibliques de Masada figure un fragment de l’Énéide de Virgile. Cf. C. P. Thiede, Qumrân et les Évangiles. Les manuscrits de la grotte 7 et la naissance du Nouveau Testament. Le fragment 7Q5 est-il le plus ancien manuscrit de l’Évangile de Marc ?, éditions F.-X. de Guibert, Paris, 1994.
[5] Barbara Thiering enseigne à l’Université de Sydney l’Ancient Testament, l’hébreu et la théologie féministe. Dans les ouvrages qu’elle a publiés, elle défend un certain nombre d’idées controversées comme celle qui soutient que tous les événements rapportés dans les Évangiles se sont déroulés non pas à Jérusalem mais à Qumrân. Pour le chercheur australien, Jésus dirigeait une faction radicale de prêtres esséniens. Sa naissance n’eut rien de virginal et il n’est pas mort sur la croix. Il épousa Marie Madeleine puis divorça. Il mourut après 64 de notre ère. Thiering, B. Jesus the Man : New Interpretation from the Dead Sea scrolls, éd. Corgi Adult, 1993 ; Idem, Jesus and the Riddle of the Dead Sea Scrolls. Unlocking the Secrets of His Life Story, Harper Collins, 1992.
[6] Voir par exemple l’article de J.T. Milik dans JJS, 23, 1972, p. 143 sq. ou celui de É. Puech dans Les Dossiers d’Archéologie 189, janvier 1994, pp. 97-102.
[7] Cependant, James VanderKam a justement rappelé que des textes en grec ont été retrouvés dans une autre grotte, la grotte 4, ainsi que des papyri. En réalité, ce qui caractérise la grotte 7, c’est le fait qu’il s’agit de la seule grotte où l’on ait retrouvé une telle homogénéité de matériel et de langues dans les textes.
[8] Le 7Q4 a été identifié comme une copie de la première lettre que Paul écrivit à Timothée (4, 1), le 7Q5 comme un passage de l’Évangile de saint Marc (M 6, 52-53) par le père J. O‘Callaghan (voir bibliographie).
[9] Voir notamment l’ouvrage de Thiede, C. P., Qumrân et les Évangiles, op. cit., 1994.
[10] La question ne se pose pas dans les mêmes termes pour le 7Q4 étant donné que tout le monde s’accorde à reconnaître que les épîtres de saint Paul ont été rédigées très tôt, dans les années 50 et 60 ap. J.-C.
[11] Carmignac, J., La naissance des Évangiles synoptiques, éd. F.-X. de Guibert (Œil), Paris, 1983 ; Tresmontant, Cl., Le Christ hébreu, éd. F.-X. de Guibert (Œil), Paris, 1983.
[12] Voir par exemple les articles de C. Focant et M.-C. Ceruti-Cendrier, respectivement contre et pour les arguments de Thiede, dans B. Bioul (dir.), Jésus au regard de l’Histoire, Dossiers d’Archéologie 249, janvier 2000, pp. 78-79. Parmi les opposants, on retiendra les noms de Maria Victoria Spottorno, Kurt Aland, G. Segalla, Graham Stanton et Ernest A. Muro ; parmi les partisans, ceux de Marta Sordi, Herbert Hunger, Sergio Daris, Orsolina Montevecchi et Kurt Schubert (pour plus de détail, cfr. Alberto, S., Vangeli e Storicità, Milan, 1995). À l’instar de James VanderKam, Shermaryahu Talmon reste prudent, sans écarter la possibilité que la grot-te 7 contienne des textes chrétiens. Voir bibliographie.
Jean Carmignac - Bulletins n° 0 et n° 1
Alan J. Raude